Le personnalisme, philosophie politique

« Nous appelons personnaliste toute doctrine, toute civilisation
affirmant le primat de la personne humaine sur les nécessités
matérielles et sur les appareils collectifs qui soutiennent son
développement »

Emmanuel Mounier, « Manifeste au service du personnalisme », Esprit, 1936, p. 7

ENTRE INDIVIDUALISME ET TOTALITARISME, LA RECHERCHE D’UNE
TROISIÈME VOIE

Le personnalisme est un courant philosophique important du XXème siècle, qui s’est
structuré en France dans les années 1930, sous l’impulsion, en particulier, du jeune
philosophe Emmanuel Mounier (1905-1950), fondateur en 1932 de la revue Esprit. Dans un
contexte d’entre-deux-guerres marqué par la crise financière de 1929 et l’exacerbation des
totalitarismes, il recherchait une troisième voie opposant la notion de personne humaine
à l’idée de la souveraineté de l’individu, affirmée par le capitalisme libéral, et à celle de
l’État totalitaire.

INDIVIDU ET PERSONNE

Dans le langage commun, les notions d’individu et de personne sont souvent utilisées
indistinctement pour désigner une même réalité. Le personnalisme apporte au contraire
une distinction. Avec la personne, il propose de dépasser l’individu, replié sur la seule
dimension matérielle de l’existence humaine, en l’ouvrant à sa dimension spirituelle. Si
l’individualité matérielle est la condition même de l’existence humaine, cette dernière
tend vers une dimension plus élevée qui est celle de la personne, où s’affirment sa liberté
et sa capacité créatrice, où se tisse aussi sa relation nécessaire avec autrui, faite
d’engagement généreux et de responsabilité. « Le premier souci de l’individualisme, dit
Mounier, est de centrer l’individu sur soi, le premier souci du personnalisme de le
décentrer pour l’établir dans les perspectives ouvertes de la personne2 ».

Pour les personnalistes d’inspiration catholique dont les plus éminents furent
Emmanuel Mounier et Jacques Maritain, ce « mouvement de personnalisation » s’oriente
vers Dieu, fin ultime, et s’épanouit dans l’amour du prochain. « On pourrait presque dire
que je n’existe que dans la mesure où j’existe pour autrui, et, à la limite : être, c’est
aimer3 », dira le même Mounier.

LA SOCIÉTÉ ET LE BIEN COMMUN

Pour Emmanuel Mounier, « l’acte premier de la personne, c’est donc de susciter avec
d’autres une société de personnes4 », qui « se fonde sur une série d’actes originaux » :
sortir de soi, c’est à dire se décentrer pour se rendre disponible à autrui et donc lutter
contre notre tendance à l’égocentrisme, à l’individualisme,
comprendre, c’est à dire se situer au point de vue d’autrui sans
cesser d’être soi, prendre sur soi, assumer le destin et les sentiments
d’autrui, donner et non pas revendiquer ou calculer, être fidèle,
dévoué, à la personne, d’une fidélité créatrice et non pas uniforme.
Tout un programme !

Vient la question du bien commun, approfondie par Jacques
Maritain, qui inspira Mounier. Pour Maritain, « la fin de la société
n’est pas le bien individuel ni la collection des biens individuels de
chacune des personnes qui la constituent (…), ni le bien propre d’un
tout qui (comme l’espèce, par exemple, à l’égard des individus, ou
comme la ruche à l’égard des abeilles), rapporte à soi seul et se
sacrifie les parties5 ». La fin de la société est le bien de la communauté, le bien du corps
social, mais qu’il faut bien comprendre comme un « bien commun de personnes
humaines », « commun au tout et aux parties, sur lesquelles il se reverse et qui doivent
bénéficier de lui6 ». Le dévouement de chaque personne à l’œuvre commune doit
s’articuler avec la transcendance de la personne par rapport à la cité : « sous peine de se
dénaturer lui-même, [le bien commun] implique et exige la reconnaissance des droits
fondamentaux des personnes (et celle des droits de la société familiale, où les personnes
sont engagées plus primitivement que dans la société politique) : et il comporte lui-même
comme valeur principale la plus haute accession possible (c’est à dire compatible avec le
bien du tout) des personnes à leur vie de personne et à leur liberté d’épanouissement, – et
aux communications de bonté qui à leur tour en procèdent7 ».

UNE PHILOSOPHIE DE L’ENGAGEMENT

La dynamique personnelle implique donc l’engagement dans la cité, dont le
personnalisme étudie aussi les formes. Emmanuel Mounier considère que l’homme
d’action accompli est celui qui porte en lui la double polarité politique et prophétique,
parvenant à faire coexister le tempérament politique, « qui vit dans l’aménagement et le
compromis8 », et le tempérament prophétique, « qui vit dans la méditation et l’audace »,
même si le philosophe reconnaît que ces deux tempéraments coexistent rarement dans la
même personne. D’où, selon lui, la nécessité de l’engagement collectif, des « actions
concertées » où peuvent s’articuler ces deux tempéraments.

Pour Mounier, « nous ne nous engageons jamais que dans des combats discutables sur
des causes imparfaites9 ». Il dénonce au passage la puérilité de ceux qui rechignent à
s’engager par peur de « se salir les mains10 ». Mais cela n’implique pas de renoncer aux
valeurs qui servent la personne. Aux yeux du philosophe, l’engagement puise dans cette
tension, dans cet équilibre difficile, sa force créatrice et place celui qui s’engage « en état
de vigilance critique11 » face aux risques d’embrigadement ou de fanatisme. Confronté au
réel, celui qui aspire à la pureté et qui est mû par les bons sentiments se trouve en
quelque sorte guéri de sa « préoccupation égocentrique d’intégrité individuelle » pour
s’ouvrir au risque de l’action : « Le risque que nous assumons dans l’obscurité partielle de
nos choix nous place dans un état de dépossession, d’insécurité et de hardiesse qui est le
climat des grandes actions12 ».

SUR LA LUTTE ET SUR LA VIOLENCE

Dans la continuité, Emmanuel Mounier et Paul Ricoeur proposent une réflexion sur la
lutte et sur la violence, dont on peut tirer deux idées-forces. Tout d’abord, la lutte, y
compris des classes, est bien un moteur essentiel de l’histoire. Pour reprendre Mounier,
« il n’est pas de valeur qui ne naisse dans la lutte et ne s’établisse dans la lutte14 ». Ensuite,
on ne peut rester impassible devant la violence. Écrivant au moment de la signature des
accords de Munich de septembre 1938, Mounier propose de répondre à l’usage de la force
par Hitler avec « une certaine équivalence d’énergie15 » car « l’énergie seule intimide la
violence, [qui] prend toute hésitation pour faiblesse, toute concession pour
encouragement16 ». Selon le même Mounier, « il faut combattre la violence ; mais la fuir à
tout prix, c’est renoncer à toutes les grandes tâches humaines17 ». Ricoeur poursuit cette
analyse en fustigeant aussi bien un certain pacifisme que la « violence progressiste » des
états-majors parés de bonnes intentions, qui refusent l’un comme l’autre de voir à quel
point la violence est inhérente à l’histoire. Le premier se fourvoie dans l’évasion : « la
violence que tel refuse est versée au crédit d’une autre violence qu’elle n’a pas empêchée
ou qu’elle a même encouragée18 ». La seconde néglige que la violence nourrit la violence.
Ricoeur soutient toutefois l’efficacité de la non-violence, comme témoignage concret,
comme acte de foi « intempestif », qui « entretient la visée des valeurs, la tension de
l’histoire vers la reconnaissance de l’homme par l’homme19 » : « en agissant non
seulement en direction des fins humanistes de l’histoire – en vue de la justice et de l’amitié –
mais par la force désarmée de ces fins, [le non-violent] empêche l’histoire de se détendre et de retomber. Il est la contrepartie d’espérance de la contingence de l’histoire, d’une
histoire non garantie20 ». En quelques circonstances exceptionnelles et favorables –
« l’Angleterre n’était pas le nazisme », rappelle Ricoeur à propos de l’expérience de Gandhi
en Inde – la non-violence peut même devenir un mouvement, une démonstration de
résistance, qui parvient à unir les fins avec des moyens qui leur ressemblent.

UN PERSONNALISME, DES PERSONNALISMES

Réaction au capitalisme libéral et au totalitarisme, ces deux grands mouvements
diamétralement opposés dans les termes mais niant l’un comme l’autre les réalités de
l’esprit, le personnalisme a été approprié par des personnalités diverses mais solidaires
dans le refus du choc binaire entre individu et communauté et de la réduction de l’homme
à sa seule individualité matérielle. S’ils assumaient leur inspiration chrétienne, le
catholique Emmanuel Mounier et son continuateur le protestant Paul Ricoeur n’en
considéraient pas moins le personnalisme comme un espace de dialogue, ouvert à la
pluralité des visions, des idées, des approches, hostile aux oeillères partisanes, tout
l’inverse d’un système. Cette pensée s’est donc construite en dialogue constructif avec
d’autres grands courants philosophiques européens, dont le marxisme, l’existentialisme
(chrétien avec Karl Jaspers et Gabriel Marcel, ou athée avec Jean-Paul Sartre), ou la
phénoménologie (Edmund Husserl, Hannah Arendt). La revue personnaliste Esprit a aussi
été un havre et une tribune pour tous les anti-totalitaires, y compris d’inspiration
marxiste, à l’image de Cornelius Castoriadis et Claude Lefort.

Espace de dialogue philosophique, le personnalisme est aussi une source d’inspiration
au-delà des frontières nationales, religieuses ou partisanes. Cette pensée a irrigué la vie
intellectuelle, politique et religieuse de nombreux pays, en Europe (aux Pays-Bas avec
Hendrik Brugmans, en Italie avec Giuseppe Capograssi ou Giorgio La Pira, en Suisse avec
Denis de Rougemont, en Pologne où il influença le mouvement Solidarność, etc.), en
Amérique latine, où le personnalisme compte parmi les inspirations majeures de la
théologie de la Libération, au Liban avec René Habachi, jusqu’au Sénégal de Léopold
Sedar Sanghor et au Maroc, où Muhammad Aziz Lahbabi a esquissé un personnalisme
musulman. En France, deux grands courants politiques continuent, jusqu’à aujourd’hui, de
revendiquer son legs : le Centre, du Mouvement Républicain et Populaire (MRP), dont le
« philosophe officiel » Etienne Borne fut un compagnon fidèle et exigeant de Mounier, au
Mouvement Démocrate (MoDem), et la Deuxième Gauche de Michel Rocard et Jacques
Delors, dont la relève est assurée, à l’intérieur ou en marge du Parti socialiste, par le
député Dominique Potier et ses amis réunis au sein du cercle Esprit Civique21. Proche de
Michel Rocard et de Paul Ricoeur, qu’il assista lors de la rédaction de l’un de ses derniers
grands textes sur « La Mémoire, l’histoire, l’oubli », le Président Emmanuel Macron
assume lui aussi, entre les lignes, l’héritage du courant personnaliste qu’il tente d’incarner
dans son action publique22.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.